L’école libère (enfin) la parole

Cette année, les lycéens de terminale vont essuyer les plâtres du nouveau bac, avec cette innovation : un « Grand Oral » lors des épreuves finales. Vingt minutes de présentation, debout et sans note, pour, dixit le bulletin officiel du ministère, « permettre au candidat de montrer sa capacité à prendre la parole en public de façon claire et convaincante ». 

Il en aura fallu du temps à l’Education nationale pour en arriver à ce constat d’une banale évidence : « Apprendre à s’exprimer, argumenter (…) sont des compétences indispensables dans la vie professionnelle. » Examens, concours, entretiens d’embauche, réunions de travail, appels d’offre, séminaires, éventuellement interviews dans les médias… tout au long de sa carrière, la réussite d’un individu dépendra en grande partie de son aisance à l’oral. 

Or, dans cette France de tradition intellectuelle où l’écrit a toujours dominé, les talents oratoires sont encore trop peu stimulés à l’école. Combien d’exposés un lycéen de terminale en France aura-t-il présenté durant toute sa scolarité ? 

Pourtant, certaines appréhensions peuvent être vaincues dès l’âge le plus tendre… En Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, les élèves sont encouragés à prendre la parole, à peine sortis du berceau. En maternelle, les orateurs en culotte courte racontent à leur classe l’histoire d’un doudou ou les aventures d’une poupée lors de séances dites « show and tell ». En France, certaines initiatives ont vu le jour comme celle de Frédéric Lenoir et de son Parcours Sève qui dans les écoles dès le plus jeune âge organise des ateliers philosophiques : y sont développés la réflexion, l’élaboration d’une pensée construite, l’écoute active, la capacité à prendre la parole, la communication non violente. 

En vue de leur « Grand Oral », les lycéens de terminale bénéficieront de 12 heures d’entraînement – on n’ose dire de « coaching » ! – à la prise de parole. Au-delà, le ministre Jean-Michel Blanquer souhaite que l’expression orale soit renforcée tout au long de la scolarité. Cette ambition ne pourra se réaliser sans les enseignants. Trop souvent encore, la pédagogie en France inhibe plus qu’elle ne libère la parole. Même s’il n’est pas question de les encourager à parler à tort et à travers, les élèves doivent pouvoir s’exprimer sans crainte de se tromper. 

Sans cette indispensable bienveillance des professeurs, trop de jeunes Français continueront de préférer le confort du silence à la prise de risque qui accompagne toute prise de parole en public.

Les Français de l’étranger : Combien de divisions ?

Il fut un temps (pas si lointain) où les Français de l’étranger votaient comme un seul homme pour les candidats de la droite. C’est bien simple, s’il ne tenait qu’à nos chers « expats », jamais un président socialiste n’aurait gravi le perron de l’Elysée. Mais aujourd’hui la France d’ailleurs a bien changé sociologiquement : elle n’est plus uniquement composée de cow-boys de la finance, d’ingénieurs du pétrole, de militaires et de maîtres d’hôtel. Les Français de l’extérieur ressemblent de plus en plus à ceux de l’intérieur et, du coup, votent peu ou prou comme eux. En 2007, par rapport aux résultats hexagonaux, le candidat Sarkozy n’avait recueilli qu’un petit point de plus hors des frontières.

Cinq ans plus tard, le corps électoral a pris encore un peu plus de poids. Ils sont désormais un million d’inscrits sur les listes électorales consulaires. Dans une élection qui s’annonce très serrée, ces électeurs établis hors de France pourraient bien faire la différence. D’où la cour insistante que leur font les états-majors des partis utilisant tous les moyens que leur offrent aujourd’hui les nouvelles technologies.

Certains Français de l’étranger en ont d’ailleurs ras la coiffe de ce harcèlement électoral… Tous les quatre matins, ils reçoivent dans leur boite e-mails des messages vantant les mérites de Sarkozy, Hollande and Co. Vous me direz, ça change un peu de tous ces spams qui veulent vous allonger le pénis ou vous raffermir les seins. D’accord, les états-majors des partis forcent peut-être un peu la dose mais les électeurs du bout du monde ne vont pas se plaindre eux qui se lamentent si souvent d’être ignorés de la France.
Alors, qui de Sarkozy ou de Hollande saura le mieux séduire les Français de l’étranger ? A en croire un sondage auprès des « expats » (mais est-il vraiment fiable ?), les Français établis hors de France veulent donner une deuxième chance au président sortant. D’une courte tête, il devancerait le candidat socialiste au second tour. A croire que la vie hors des frontières atténue quelque peu la force de l’antisarkozysme, ces Français-là ne souffrant pas de le même surexposition à la parole présidentielle.

Je me souviens de l’appel de Londres lancé par le candidat Sarkozy en 2007, « Revenez ! » avait-il lancé aux Français de l’étranger leur promettant une nouvelle France où il ferait bon vivre, travailler et entreprendre. Cinq ans plus tard a-t-il donné l’envie de rentrer dans la mère patrie que d’aucuns surnomment « l’amère patrie » ? Je laisse la question en suspens… dans quelques semaines les Français de l’intérieur et de l’extérieur trancheront.

Humour Hollandais

Faut-il oser l’humour en politique ? En France, mieux vaut le faire avec modération surtout lorsqu’on vise le sommet de l’Etat. Dans son livre, Le petit Hollande illustré par l’exemple, la journaliste politique Hélène Jouan nous apprend que François Hollande s’est juré d’épurer sa campagne des bons mots et des traits d’esprit, longtemps sa marque de fabrique au point de lui valoir le surnom peu gratifiant de « Monsieur petites blagues ».

Eh oui, l’humour, ça ne fait pas sérieux en politique… C’est réservé aux seconds couteaux et aux tontons flingueurs du Palais Bourbon qui gaspillent leur matière grise à trousser des petites phrases assassines quand les grands esprits (les prétendants à la magistrature suprême par exemple) réfléchissent, le front plissé, aux grands défis qui se posent à la France. Sous la IIIème et la IVème République, il n’était pourtant pas interdit de jouer les premiers rôles et d’avoir de l’humour. Georges Clemenceau et Edgar Faure sont les exemples qui viennent aussitôt à l’esprit. Mais sous  la Vème République, la stature quasi-monarchique du chef de l’Etat lui interdit de s’abaisser à faire rire en public. Comme naguère à la Cour, le monarque républicain réserve ses bons mots (souvent cruels) à un cénacle de courtisans et de journalistes triés sur le volet.

François Hollande a semble-t-il d’ores et déjà intégré cette donnée en censurant cet humour supposé ne pas faire « présidentiable ». Du reste, ça vaut mieux parfois… car Hollande tuerait père et mère pour un bon mot. Alors reporter politique, je me souviens (comment l’oublier ?) du matin de la mort de François Mitterrand. C’est François Hollande qui assurait le point presse à Solferino. Le même jour, le 08 janvier 1996, disparaissait le journal d’André Rousselet Info-Matin. La journaliste du quotidien fut accueillie par ce brin d’humour typiquement hollandais : « Oulala, quelle journée : deux disparitions en un jour ! » A l’époque, j’avais trouvé la remarque plutôt risquée en plein deuil national. Mais pour le reste, François Hollande fait preuve d’un humour subtil assez rare dans une classe politique où l’on se prend très (trop ?) au sérieux.

Dans un pays que je connais bien, la Grande-Bretagne, l’humour est pourtant la marque d’un esprit raffiné. Le manque d’humour est presque une faute de goût… Les grands premiers ministres (Churchill, Thatcher, Blair) savaient faire rire, y compris à leurs dépens. Imagine-t-on un président de la République se risquant à faire de l’autodérision ? Ce serait avilir la noble fonction. Faire rire des autres, à l’extrême limite, mais de soi-même… hors de question. Après tout, « le premier de tous les Français » reflète peut-être assez bien un trait typiquement gaulois.

Trop souvent, en politique, l’humour est une arme d’attaque alors qu’elle peut être une arme d’autodéfense. Avant de sacrifier son sens de l’humour, Hollande ferait bien d’y réfléchir à deux fois. Il suffit de regarder dans le cimetière des candidats socialistes vaincus aux élections présidentielles. Lionel Jospin, homme fort respectable au demeurant, était drôle comme un pasteur suédois. Quant à Ségolène Royal, elle était incapable de la moindre distance par rapport à elle-même. Aurait-elle su faire preuve d’un minimum d’autodérision que ses gaffes à répétition ne l’auraient pas à ce point desservie. Si Ségolène avait su se moquer d’elle-même après sa fameuse « bravitude », elle ne serait peut-être pas devenue la risée du Tout-Paris et la grande théoricienne de la « cruchitude ».  C’est un art de savoir mettre les rieurs de son côté pour se sortir d’un mauvais pas. En la matière, Tony Blair, (vainqueur de trois élections, faut-il le rappeler ?) était un orfèvre.

« A Paris, j’ai été commis de bar.  Dans ce bar, il y avait un pot commun. On m’a dit qu’il fallait impérativement y mettre tous les pourboires. Au bout de deux mois, j’ai découvert que j’étais le seul à le faire ! C’était ma première leçon de socialisme appliqué »

Il ne s’agit pas de transformer le débat public en cirque, ni les hommes politiques en clowns mais juste de rappeler les vertus de l’humour dans un pays déjà si anxiogène. Donc, François Hollande, qui se voit en président de la normalitude, aurait bien tort de se priver de ce registre qu’il maîtrise avec tant de virtuosité.

Le choc du retour ?

Pour un peu, je serais presque déçu de ne pas être un peu plus déçu. Rentré à Paris il y a trois mois, avec ma petite famille sous le bras, j’avais redouté un atterrissage brutal dans « l’amère patrie ». J’avais même imaginé de narrer les tribulations d’un « ex-expat » se sentant désormais étranger dans son propre pays… Mais ce journal de bord, suite hypothétique à mon précédent livre d’enquête sur les expatriés (France, je t’aime je te quitte), je n’ai plus envie de l’écrire faute de pouvoir tremper ma plume dans l’encrier de l’amertume. En effet, ce choc du retour que j’appréhendais, ce « post-traumatic disorder » qui affecte tant de Français rentrés d’une longue expatriation, je ne le ressens pas du tout… pour le moment (je sais, ça peut encore venir). Tout d’abord parce que, à la onzième heure, nous avons assuré l’essentiel, les « fondamentaux » : le travail, le logement, l’école… En juin dernier, c’était encore un saut total dans l’inconnu. A ceux qui m’interrogeaient sur les préparatifs du retour, je répondais par une pirouette pour dissimuler mon angoisse : « à part quelques menus détails comme le travail, le logement, l’école, nous sommes fins prêts… » Après des mois d’inquiétude, en l’espace de quelques semaines, tout est miraculeusement rentré dans l’ordre… Mais pour avoir enquêté sur la question, je sais que le retour en France peut vite virer au cauchemar. Plus d’un n’ont pas pu reprendre leur place dans le trafic et sont repartis à l’étranger se jurant de ne plus remettre les pieds dans l’Hexagone si ce n’est pour les vacances. « Mentalité étriquée », « pays conservateur et frileux », « mauvaise humeur et agressivité congénitales », « pessimisme contagieux », « arrogance insupportable », « dictature des petits chefs », « incivisme revendiqué »… Certains naufragés du retour tapent souvent comme des sourds sur leurs compatriotes. Leur frustration tient généralement au fait que leur expérience à l’étranger est peu valorisée quand elle n’est pas totalement ignorée, comme si leur séjour hors des frontières n’avait été que de longues vacances. Un expatrié averti en vaut deux… Chaque année, le ministère des Affaires étrangères publie d’ailleurs un petit guide d’aide au retour de France assorti d’une mise en garde, dans l’introduction, sur le risque d’un « choc culturel ». De fait, on ne rentre pas indemne (dieu merci) d’une longue expatriation. A moins d’avoir vécu en vase clos dans les « petites Frances » du monde entier (ce qui arrive encore trop souvent), on revient normalement avec, dans ses bagages, un nouveau regard sur son propre pays. Avec la découverte d’une autre culture, d’une autre mentalité, d’une autre façon de voir les choses, le sens critique vis-à-vis de ses compatriotes s’est souvent affûté. Et il y a beaucoup de frustration face à cette obstination française à ne pas vouloir ouvrir les fenêtres de l’Hexagone sur le monde extérieur. Les Français de l’étranger regrettent que, étant aux avant-postes de la mondialisation, leur double regard ne soit pas pris plus sérieusement en compte. Il est vrai que certains d’entre eux n’aident pas leur cause en se conforment à l’image caricaturale de l’expat nanti et arrogant. Ce faisant, ils n’aident pas à établir un dialogue serein et potentiellement fructueux entre France de l’intérieur et France de l’extérieur. Car, j’en reste convaincu, les Français de l’étranger sont particulièrement bien placés pour adresser un message non pas seulement critique mais aussi positif à la France. Si pour l’heure je ne ressens pas ce fameux spleen du retour, c’est justement parce que mes années d’éloignement m’ont appris que l’herbe n’était pas forcément plus verte ailleurs. Et je ne parle pas là que du bon vin, de la baguette et des fromages. Ainsi, même si l’on dit qu’ils se dégradent, je dois avouer qu’après 12 ans de vie anglaise je redécouvre les services publics « à la française » (l’école, la santé, les transports) avec la joie béate du nouveau-venu. J’apprécie aussi cette offre culturelle abondante et accessible au plus grand nombre, ce qu’on est loin de trouver partout ailleurs. Même cette propension bien française à s’empailler à tout bout de champ trouve grâce à mes yeux. N’est-ce pas le signe que les Français n’ont pas totalement abandonné leur espace de cerveau disponible à Coca Cola et restent encore des citoyens dans l’âme ? Certes, le retour en France n’est pas toujours une sinécure. Certains ne s’y feront même jamais. Malgré tout, je reste convaincu que l’expatriation c’est un peu « à tous les coups l’on gagne ». Si elle est « réussie » tant mieux… Si elle est « ratée », tant pis et tant mieux. Car les déçus de l’expatriation, tous ceux qui n’ont pas trouvé ailleurs l’eldorado dont ils rêvaient, reviennent souvent en chérissant ce que la France sait offrir de meilleur, ce qu’ils avaient perdu de vue en restant dans le bocal national.

Réalisme de gauche

Décidément la gauche moderne en France semble frappée d’une étrange malédiction…DSK est entré avec fracas dans le cimetière des socialistes réformateurs qui n’accèderont jamais à la plus haute marche du podium. Avant lui, Michel Rocard avait dû dire adieu à ses ambitions présidentielles après avoir été frappé par « le ScudTapie » téléguidé par François Mitterrand. Cette fois, c’est un « Scud » d’une toute autre nature qui a fait exploser DSK en plein vol. Il avait pourtant le potentiel pour devenir le « Clinton français » (comme l’avait dit avec une exquise balourdise son ami Jean-Paul Huchon) ou bien encore le « Blair français ».

Je sais, le blairisme est passé de mode. Pourtant, il ne faudrait pas oublier que l’ancien leader travailliste a remporté trois élections successives. Une leçon en réalisme électoral à méditer pour le parti socialiste. « Il n’y a pas de politique de droite et de politique de gauche mais des politiques qui marchent et des politiques qui ne marchent pas » avait l’habitude de répéter l’architecte du new Labour. Et c’est un peu de ce réalisme de gauche dont le PS devrait s’inspirer pour gagner la présidentielle de 2012. Prisonniers de leurs alliances du siècle dernier, les socialistes ne parviennent toujours pas à assumer pleinement leur vocation réformiste et à afficher clairement la fin de leurs ambitions révolutionnaires.  Cette mauvaise conscience de gauche, le PS la traîne comme un boulet au pied. Le choix n’est pourtant pas qu’entre révolution et réaction. Au lieu de continuer à donner l’illusion qu’ils peuvent encore « changer la vie », les socialistes devraient désormais assumer leur objectif plus modeste d’ « améliorer la vie » en corrigeant les excès de l’économie de marché. Sinon, ils s’exposent à perpétuellement décevoir un électorat qui attend tout (et donc trop) de la gauche au pouvoir. En restant dans sa « zone de confort », en se réfugiant derrière des grandes valeurs déconnectées du réel, la gauche se coupe des « vrais gens » qu’elle prétend représenter. Pourquoi, par exemple, approcher à reculons le débat sur la sécurité quand les premières victimes de l’insécurité sont précisément les couches modestes et les populations les plus vulnérables ?  Les socialistes peuvent se faire plaisir, lors de grands congrès, en adoptant de belles motions sur l’air de « Changer la vie ». A quoi bon si c’est pour les laisser recouvrir d’une épaisse couche de poussière, rue de Solférino ? Depuis le début de la Vème République en 1958, la gauche n’a eu que trois fois, et jamais consécutivement, la majorité à l’Assemblée nationale. Autrement dit, à la fin de cette législature, elle n’aura gouverné que pendant 15 ans sur une durée totale de 54 ans. A quoi attribuer ce piètre résultat ? A la trahison des promesses et de l’idéal socialiste ? C’est l’argument maintes fois entendu : la gauche au pouvoir décevrait l’électorat à cause de ses reniements. Et comment les électeurs sanctionneraient-ils cette gauche coupable de ne pas être suffisamment à gauche ? En votant à droite ?  Le raisonnement me paraît manquer de cohérence.

Il me semble surtout que la gauche française n’a pas encore vraiment réussi ce nécessaire mariage de l’idéalisme et du réalisme, cette union de l’efficacité économique et de la justice sociale. Un homme semblait parfaitement incarner ce difficile équilibre jusqu’à ce que… Vous connaissez la suite !

Le président thaumaturge

C’est un fait qui ne manque jamais de m’étonner quand je traverse la Manche : le président de la République semble accaparer tous les esprits (tout du moins, quand l’un de ses futurs ex-opposants socialistes ne lui vole pas l’oxygène de la publicité). Pas un dîner en famille, pas une rencontre de bistro, pas une pause cigarette où le petit homme qui nous gouverne ne s’immisce dans la conversation. Une littérature foisonnante sur sa vie, son œuvre, nous propose le témoignage de son papa, de son institutrice, de ses amis, de « ses femmes » (attendons désormais que le futur bébé élyséen soit en âge de babiller), nous livre des analyses sur son rapport à la religion, à Israël, à l’Amérique, à Jacques Chirac… Sarkozy est partout, fidèle à sa réputation d’ « omniprésident ». Sa propension inégalée à envahir le terrain médiatique explique certainement cette obsession française pour la personne du président. J’en suis bien conscient : la vie à l’étranger prémunit des risques de surexposition à la parole élyséenne et atténue, par là-même, le prurit anti-sarkozien. Le dernier livre de Franz-Oliver Giesbert est, de ce point de vue, une utile piqûre de rappel. Néanmoins, j’ai fini par m’irriter de cette irritation. En gaspillant des hectolitres de salive indignée à discourir de leur président, les Français ne se font-ils pas les complices de cette « omniprésidence » ?
Cette focalisation sur le chef de l’Etat n’est pas nouvelle sous la 5ème République mais a atteint, avec l’actuel locataire de l’Elysée, de nouveaux sommets. La désillusion amère du pays est à la hauteur des espoirs soulevés par l’arrivée au pouvoir de quelqu’un qui, comme c’est la règle, s’était présenté comme l’homme providentiel capable de soigner tous les maux de la nation. Mais le bon peuple de France a fini par réaliser que le monarque républicain n’était pas le roi thaumaturge qu’il prétendait être. La déception du pays n’a cessé d’enfler telles de vilaines écrouelles sur le cou du patient trompé. Il faudra la magie d’une nouvelle campagne présidentielle pour faire renaître cette croyance en un président guérisseur. C’est certainement la rançon d’un régime personnalisé à outrance qui a certes garanti la stabilité des institutions mais débouché sur un culte du chef tantôt adulé, tantôt détesté.
Même sous des plumes d’ordinaire mieux inspirées, la répulsion instinctive que suscite le président peut conduire à un aveuglement absurde. Que penser en effet de la chronique de Daniel Scheidermann sur le site de Rue 89 à la veille de l’intervention militaire en Libye ? Empêtré dans un étrange raisonnement, le journaliste en vient à refuser « l’impossible choix » : « D’un côté, Kadhafi. De l’autre, le duo Sarkozy-BHL. Je n’ai pas besoin, j’imagine, de développer ici les raisons qui rendent ce choix, posé ainsi, impossible. » Eh bien Monsieur Scheidermann, vous imaginez mal ! On aimerait, au contraire, comprendre ce sinueux cheminement de la pensée qui vous amène à conclure qu’un dictateur aussi sanguinaire et déséquilibré que Kadhafi devrait avoir les mains libres pour assassiner son peuple sous prétexte que le chef de l’Etat vous donne la nausée. Personnaliser à ce point le débat donne l’illusion que le remplacement d’un homme suffira à régler tous les problèmes du pays. On peut se demander dans quelle mesure cette tournure d’esprit n’en vient pas à déresponsabiliser le peuple. En s’inventant un président exutoire, un chef de tribu bien commode sur lequel chacun est libre de déverser sa colère, les Français ne sont plus responsables de rien car leur président est coupable de tout. Indignez-vous contre votre président et tous vos problèmes seront résolus !

Liberté – Egalité – Réalité

Le hasard de l’existence et des rencontres m’ont rendu hypersensible à la question de la discrimination raciale. Et je me désole que si peu soit fait en France pour la combattre. Dans la patrie des droits de l’Homme, les pratiques discriminatoires, la sous-représentation des minorités visibles et le racisme ordinaire sont des mauvaises herbes que les autorités françaises ne se donnent pas la peine de traiter sérieusement. Ce manque de volontarisme politique étonne dans un pays réputé pour son interventionnisme étatique. Depuis bien longtemps, d’autres Etats comme la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, qui passent pour moins dirigistes que la France, ont pris la peine de se doter d’institutions et de politiques énergiques pour s’attaquer aux racines du mal. Aussi louable qu’ait été la création récente de la Haute autorité pour de lutte contre les discriminations et pour l’intégration en 2004, ses moyens restent, en comparaison, bien limités. Que valent les discours anti-racistes indignés s’ils ne sont pas suivis des faits ? La frustration des jeunes Français issus de l’immigration (dont beaucoup ont choisi la voie de l’expatriation) ne tient pas tant à l’existence même du racisme avec lequel ils ont malheureusement appris à vivre qu’au décalage entre l’idéal républicain si régulièrement claironné et la réalité des actes. Encore qu’il convienne de noter qu’un ministre de la République, depuis réfugié à l’Elysée, ne jugeait même pas utile de cacher le fond de sa pensée.
Certains parcours de Français à l’étranger exposent clairement les insuffisances du modèle républicain et la léthargie des pouvoirs publics face aux pratiques discriminatoires. Chaque réussite hors des frontières de ces jeunes Noirs et Maghrébins souligne l’échec d’un système qui trompette ses valeurs républicaines sans se soucier de leur transposition dans le monde réel. Ce qui distingue peut-être la France d’autres pays plus avancés sur la route du multiculturalisme, c’est l’inertie de ses décideurs. Dans un pays de tradition étatique, l’exemple pourrait pourtant venir d’en haut. Mais, jusqu’ici, les hommes politiques, les chefs d’entreprise, les magnas de la presse et de la publicité n’ont guère brillé par leur courage, trop soucieux qu’ils étaient de ne pas froisser le supposé Français moyen.
Dans les banlieues, ce sentiment d’exclusion et d’abandon alimente des comportements violents et déviants. Il ne s’agit pas là de tout expliquer pour tout excuser. De fait, la vieille antienne de l’exclusion peut s’avérer un prétexte bien commode pour choisir « la glandouille » selon l’expression imagée de Fadela Amara, l’ancienne secrétaire d’Etat chargée de la politique de ville. Mais n’est-ce pas une raison supplémentaire pour donner leur chance à tous ceux qui ont parfaitement rempli « le cahier des charges républicain » ? En prouvant que l’ascenseur n’est pas détraqué et offre à tous de belles opportunités de s’en sortir, n’ôterait-on pas aux « glandouilleurs » une excuse toute trouvée à leurs trocs et combines ?

Résignez-vous !

43 ans. Ce n’est pas la toute dernière étape mais plutôt la croisée des chemins. La fin, je l’espère, n’est pas encore toute proche. Au revers de ma veste ne reluit ni rosette ni croix d’honneur ni médaille de grand résistant. Je ne suis qu’un expatrié noyé dans la masse des Français venus voir si l’herbe était plus verte de l’autre côté de la Manche. Mon seul point commun avec Stéphane Hessel est d’avoir arpenté les rues de Londres bien des décennies plus tard en des temps moins troublés. Un lien plutôt ténu, n’est-ce pas ? Mon parcours dépourvu du moindre acte d’héroïsme devrait en théorie m’interdire de croiser la plume avec le grand homme. Mais l’auteur nous exhorte à nous révolter de tout. Je me crois donc autorisé à reprendre son point d’exclamation au bond pour m’indigner de son appel à s’indigner.
Comme tout un chacun, je trouve admirable qu’au soir de sa vie l’on puisse garder intacte l’envie de pourfendre les injustices en tout genre. Mais ce simple fait ne doit pas nous conduire à avaler tout crue l’idée que la France souffrirait d’une balance d’indignation structurellement déficitaire. Si mon éloignement de la mère patrie m’a convaincu d’une chose, c’est que la France pâtit au contraire d’un trop plein de colère puérile et négative qui exacerbe un pessimisme noir dont les Français sont, à en croire une enquête BVA publiée en janvier 2011, les champions du monde !
Exhorter les jeunes à ériger l’indignation en règle de vie me semble donc amplifier, plutôt que corriger, un travers hexagonal. La jeunesse française n’a pas attendu le lapidaire manifeste de Monsieur Hessel pour envahir l’espace de la contestation. Le folklore révolutionnaire impose même de participer à un grand mouvement de contestation au moins une fois dans sa vie. Mon mai 68 à moi a eu lieu en novembre 1986 à l’âge de 18 ans. Il s’agissait alors de combattre l’odieux projet Devaquet sur l’autonomie des universités. Trois semaines d’indignation plus tard je regagnais les bancs de la fac fier d’avoir gagné mes premiers galons d’étudiant révolté.
L’indignation juvénile entre dans une catégorie à part et a ceci de particulier qu’elle jouit d’une quasi impunité. L’insubordination à l’âge tendre étant dans l’ordre des choses, il est de mauvais ton d’en remettre en cause la légitimité. En questionner le bien-fondé et tenter même d’avancer des arguments contradictoires passe pour du paternalisme rétrograde. Les gouvernants du moment ne sont que trop conscients du péril politique que représente ce face-à-face inégal avec les jeunes. Comme tétanisés, ils s’avèrent incapables d’engager un dialogue adulte et responsable avec une jeunesse qui les effraie. On ne compte plus, depuis trente ans, les réformes du lycée, de l’université et de l’accès à l’emploi enterrées avant d’avoir vu le jour. Est-ce à dire que les jeunes ont toujours raison et les ministres toujours tort ?
Certes toute société a besoin de voir ses valeurs questionnées et, le cas échéant, remises en cause par les nouvelles générations. Ces piqûres de rappel sont nécessaires et parfois vitales. Les événements de mai 1968 ont ainsi permis de sortir de sa torpeur une France gaullo-pompidolienne qui, selon la formule proverbiale, « s’ennuyait » et sombrait doucement dans la naphtaline du conformisme…
Ce qui me dérange dans la prose hesselienne (et le succès qui l’a accompagnée) c’est cet appel à une systématisation de la révolte. L’indignation ne devrait-elle pas être sélective plutôt que compulsive ? En quoi le refus de s’indigner serait-il forcément synonyme d’indifférence comme le suggère Stéphane Hessel ? La réflexion ne peut-elle pas précisément conduire à une inaction pleinement assumée ? Quitte à passer pour un affreux réactionnaire (j’ai passé l’âge de me soucier des étiquettes), je crois que la France a furieusement besoin de redécouvrir les vertus de l’abnégation au lieu de baigner dans cette culture de la jérémiade qui vous plombe le moral dès que vous posez le pied sur le sol national.