Réflexions à distance

Réalisme de gauche

Décidément la gauche moderne en France semble frappée d’une étrange malédiction…DSK est entré avec fracas dans le cimetière des socialistes réformateurs qui n’accèderont jamais à la plus haute marche du podium. Avant lui, Michel Rocard avait dû dire adieu à ses ambitions présidentielles après avoir été frappé par « le ScudTapie » téléguidé par François Mitterrand. Cette fois, c’est un « Scud » d’une toute autre nature qui a fait exploser DSK en plein vol. Il avait pourtant le potentiel pour devenir le « Clinton français » (comme l’avait dit avec une exquise balourdise son ami Jean-Paul Huchon) ou bien encore le « Blair français ».

Je sais, le blairisme est passé de mode. Pourtant, il ne faudrait pas oublier que l’ancien leader travailliste a remporté trois élections successives. Une leçon en réalisme électoral à méditer pour le parti socialiste. « Il n’y a pas de politique de droite et de politique de gauche mais des politiques qui marchent et des politiques qui ne marchent pas » avait l’habitude de répéter l’architecte du new Labour. Et c’est un peu de ce réalisme de gauche dont le PS devrait s’inspirer pour gagner la présidentielle de 2012. Prisonniers de leurs alliances du siècle dernier, les socialistes ne parviennent toujours pas à assumer pleinement leur vocation réformiste et à afficher clairement la fin de leurs ambitions révolutionnaires.  Cette mauvaise conscience de gauche, le PS la traîne comme un boulet au pied. Le choix n’est pourtant pas qu’entre révolution et réaction. Au lieu de continuer à donner l’illusion qu’ils peuvent encore « changer la vie », les socialistes devraient désormais assumer leur objectif plus modeste d’ « améliorer la vie » en corrigeant les excès de l’économie de marché. Sinon, ils s’exposent à perpétuellement décevoir un électorat qui attend tout (et donc trop) de la gauche au pouvoir. En restant dans sa « zone de confort », en se réfugiant derrière des grandes valeurs déconnectées du réel, la gauche se coupe des « vrais gens » qu’elle prétend représenter. Pourquoi, par exemple, approcher à reculons le débat sur la sécurité quand les premières victimes de l’insécurité sont précisément les couches modestes et les populations les plus vulnérables ?  Les socialistes peuvent se faire plaisir, lors de grands congrès, en adoptant de belles motions sur l’air de « Changer la vie ». A quoi bon si c’est pour les laisser recouvrir d’une épaisse couche de poussière, rue de Solférino ? Depuis le début de la Vème République en 1958, la gauche n’a eu que trois fois, et jamais consécutivement, la majorité à l’Assemblée nationale. Autrement dit, à la fin de cette législature, elle n’aura gouverné que pendant 15 ans sur une durée totale de 54 ans. A quoi attribuer ce piètre résultat ? A la trahison des promesses et de l’idéal socialiste ? C’est l’argument maintes fois entendu : la gauche au pouvoir décevrait l’électorat à cause de ses reniements. Et comment les électeurs sanctionneraient-ils cette gauche coupable de ne pas être suffisamment à gauche ? En votant à droite ?  Le raisonnement me paraît manquer de cohérence.

Il me semble surtout que la gauche française n’a pas encore vraiment réussi ce nécessaire mariage de l’idéalisme et du réalisme, cette union de l’efficacité économique et de la justice sociale. Un homme semblait parfaitement incarner ce difficile équilibre jusqu’à ce que… Vous connaissez la suite !

Le président thaumaturge

C’est un fait qui ne manque jamais de m’étonner quand je traverse la Manche : le président de la République semble accaparer tous les esprits (tout du moins, quand l’un de ses futurs ex-opposants socialistes ne lui vole pas l’oxygène de la publicité). Pas un dîner en famille, pas une rencontre de bistro, pas une pause cigarette où le petit homme qui nous gouverne ne s’immisce dans la conversation. Une littérature foisonnante sur sa vie, son œuvre, nous propose le témoignage de son papa, de son institutrice, de ses amis, de « ses femmes » (attendons désormais que le futur bébé élyséen soit en âge de babiller), nous livre des analyses sur son rapport à la religion, à Israël, à l’Amérique, à Jacques Chirac… Sarkozy est partout, fidèle à sa réputation d’ « omniprésident ». Sa propension inégalée à envahir le terrain médiatique explique certainement cette obsession française pour la personne du président. J’en suis bien conscient : la vie à l’étranger prémunit des risques de surexposition à la parole élyséenne et atténue, par là-même, le prurit anti-sarkozien. Le dernier livre de Franz-Oliver Giesbert est, de ce point de vue, une utile piqûre de rappel. Néanmoins, j’ai fini par m’irriter de cette irritation. En gaspillant des hectolitres de salive indignée à discourir de leur président, les Français ne se font-ils pas les complices de cette « omniprésidence » ?
Cette focalisation sur le chef de l’Etat n’est pas nouvelle sous la 5ème République mais a atteint, avec l’actuel locataire de l’Elysée, de nouveaux sommets. La désillusion amère du pays est à la hauteur des espoirs soulevés par l’arrivée au pouvoir de quelqu’un qui, comme c’est la règle, s’était présenté comme l’homme providentiel capable de soigner tous les maux de la nation. Mais le bon peuple de France a fini par réaliser que le monarque républicain n’était pas le roi thaumaturge qu’il prétendait être. La déception du pays n’a cessé d’enfler telles de vilaines écrouelles sur le cou du patient trompé. Il faudra la magie d’une nouvelle campagne présidentielle pour faire renaître cette croyance en un président guérisseur. C’est certainement la rançon d’un régime personnalisé à outrance qui a certes garanti la stabilité des institutions mais débouché sur un culte du chef tantôt adulé, tantôt détesté.
Même sous des plumes d’ordinaire mieux inspirées, la répulsion instinctive que suscite le président peut conduire à un aveuglement absurde. Que penser en effet de la chronique de Daniel Scheidermann sur le site de Rue 89 à la veille de l’intervention militaire en Libye ? Empêtré dans un étrange raisonnement, le journaliste en vient à refuser « l’impossible choix » : « D’un côté, Kadhafi. De l’autre, le duo Sarkozy-BHL. Je n’ai pas besoin, j’imagine, de développer ici les raisons qui rendent ce choix, posé ainsi, impossible. » Eh bien Monsieur Scheidermann, vous imaginez mal ! On aimerait, au contraire, comprendre ce sinueux cheminement de la pensée qui vous amène à conclure qu’un dictateur aussi sanguinaire et déséquilibré que Kadhafi devrait avoir les mains libres pour assassiner son peuple sous prétexte que le chef de l’Etat vous donne la nausée. Personnaliser à ce point le débat donne l’illusion que le remplacement d’un homme suffira à régler tous les problèmes du pays. On peut se demander dans quelle mesure cette tournure d’esprit n’en vient pas à déresponsabiliser le peuple. En s’inventant un président exutoire, un chef de tribu bien commode sur lequel chacun est libre de déverser sa colère, les Français ne sont plus responsables de rien car leur président est coupable de tout. Indignez-vous contre votre président et tous vos problèmes seront résolus !

Liberté – Egalité – Réalité

Le hasard de l’existence et des rencontres m’ont rendu hypersensible à la question de la discrimination raciale. Et je me désole que si peu soit fait en France pour la combattre. Dans la patrie des droits de l’Homme, les pratiques discriminatoires, la sous-représentation des minorités visibles et le racisme ordinaire sont des mauvaises herbes que les autorités françaises ne se donnent pas la peine de traiter sérieusement. Ce manque de volontarisme politique étonne dans un pays réputé pour son interventionnisme étatique. Depuis bien longtemps, d’autres Etats comme la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, qui passent pour moins dirigistes que la France, ont pris la peine de se doter d’institutions et de politiques énergiques pour s’attaquer aux racines du mal. Aussi louable qu’ait été la création récente de la Haute autorité pour de lutte contre les discriminations et pour l’intégration en 2004, ses moyens restent, en comparaison, bien limités. Que valent les discours anti-racistes indignés s’ils ne sont pas suivis des faits ? La frustration des jeunes Français issus de l’immigration (dont beaucoup ont choisi la voie de l’expatriation) ne tient pas tant à l’existence même du racisme avec lequel ils ont malheureusement appris à vivre qu’au décalage entre l’idéal républicain si régulièrement claironné et la réalité des actes. Encore qu’il convienne de noter qu’un ministre de la République, depuis réfugié à l’Elysée, ne jugeait même pas utile de cacher le fond de sa pensée.
Certains parcours de Français à l’étranger exposent clairement les insuffisances du modèle républicain et la léthargie des pouvoirs publics face aux pratiques discriminatoires. Chaque réussite hors des frontières de ces jeunes Noirs et Maghrébins souligne l’échec d’un système qui trompette ses valeurs républicaines sans se soucier de leur transposition dans le monde réel. Ce qui distingue peut-être la France d’autres pays plus avancés sur la route du multiculturalisme, c’est l’inertie de ses décideurs. Dans un pays de tradition étatique, l’exemple pourrait pourtant venir d’en haut. Mais, jusqu’ici, les hommes politiques, les chefs d’entreprise, les magnas de la presse et de la publicité n’ont guère brillé par leur courage, trop soucieux qu’ils étaient de ne pas froisser le supposé Français moyen.
Dans les banlieues, ce sentiment d’exclusion et d’abandon alimente des comportements violents et déviants. Il ne s’agit pas là de tout expliquer pour tout excuser. De fait, la vieille antienne de l’exclusion peut s’avérer un prétexte bien commode pour choisir « la glandouille » selon l’expression imagée de Fadela Amara, l’ancienne secrétaire d’Etat chargée de la politique de ville. Mais n’est-ce pas une raison supplémentaire pour donner leur chance à tous ceux qui ont parfaitement rempli « le cahier des charges républicain » ? En prouvant que l’ascenseur n’est pas détraqué et offre à tous de belles opportunités de s’en sortir, n’ôterait-on pas aux « glandouilleurs » une excuse toute trouvée à leurs trocs et combines ?

Résignez-vous !

43 ans. Ce n’est pas la toute dernière étape mais plutôt la croisée des chemins. La fin, je l’espère, n’est pas encore toute proche. Au revers de ma veste ne reluit ni rosette ni croix d’honneur ni médaille de grand résistant. Je ne suis qu’un expatrié noyé dans la masse des Français venus voir si l’herbe était plus verte de l’autre côté de la Manche. Mon seul point commun avec Stéphane Hessel est d’avoir arpenté les rues de Londres bien des décennies plus tard en des temps moins troublés. Un lien plutôt ténu, n’est-ce pas ? Mon parcours dépourvu du moindre acte d’héroïsme devrait en théorie m’interdire de croiser la plume avec le grand homme. Mais l’auteur nous exhorte à nous révolter de tout. Je me crois donc autorisé à reprendre son point d’exclamation au bond pour m’indigner de son appel à s’indigner.
Comme tout un chacun, je trouve admirable qu’au soir de sa vie l’on puisse garder intacte l’envie de pourfendre les injustices en tout genre. Mais ce simple fait ne doit pas nous conduire à avaler tout crue l’idée que la France souffrirait d’une balance d’indignation structurellement déficitaire. Si mon éloignement de la mère patrie m’a convaincu d’une chose, c’est que la France pâtit au contraire d’un trop plein de colère puérile et négative qui exacerbe un pessimisme noir dont les Français sont, à en croire une enquête BVA publiée en janvier 2011, les champions du monde !
Exhorter les jeunes à ériger l’indignation en règle de vie me semble donc amplifier, plutôt que corriger, un travers hexagonal. La jeunesse française n’a pas attendu le lapidaire manifeste de Monsieur Hessel pour envahir l’espace de la contestation. Le folklore révolutionnaire impose même de participer à un grand mouvement de contestation au moins une fois dans sa vie. Mon mai 68 à moi a eu lieu en novembre 1986 à l’âge de 18 ans. Il s’agissait alors de combattre l’odieux projet Devaquet sur l’autonomie des universités. Trois semaines d’indignation plus tard je regagnais les bancs de la fac fier d’avoir gagné mes premiers galons d’étudiant révolté.
L’indignation juvénile entre dans une catégorie à part et a ceci de particulier qu’elle jouit d’une quasi impunité. L’insubordination à l’âge tendre étant dans l’ordre des choses, il est de mauvais ton d’en remettre en cause la légitimité. En questionner le bien-fondé et tenter même d’avancer des arguments contradictoires passe pour du paternalisme rétrograde. Les gouvernants du moment ne sont que trop conscients du péril politique que représente ce face-à-face inégal avec les jeunes. Comme tétanisés, ils s’avèrent incapables d’engager un dialogue adulte et responsable avec une jeunesse qui les effraie. On ne compte plus, depuis trente ans, les réformes du lycée, de l’université et de l’accès à l’emploi enterrées avant d’avoir vu le jour. Est-ce à dire que les jeunes ont toujours raison et les ministres toujours tort ?
Certes toute société a besoin de voir ses valeurs questionnées et, le cas échéant, remises en cause par les nouvelles générations. Ces piqûres de rappel sont nécessaires et parfois vitales. Les événements de mai 1968 ont ainsi permis de sortir de sa torpeur une France gaullo-pompidolienne qui, selon la formule proverbiale, « s’ennuyait » et sombrait doucement dans la naphtaline du conformisme…
Ce qui me dérange dans la prose hesselienne (et le succès qui l’a accompagnée) c’est cet appel à une systématisation de la révolte. L’indignation ne devrait-elle pas être sélective plutôt que compulsive ? En quoi le refus de s’indigner serait-il forcément synonyme d’indifférence comme le suggère Stéphane Hessel ? La réflexion ne peut-elle pas précisément conduire à une inaction pleinement assumée ? Quitte à passer pour un affreux réactionnaire (j’ai passé l’âge de me soucier des étiquettes), je crois que la France a furieusement besoin de redécouvrir les vertus de l’abnégation au lieu de baigner dans cette culture de la jérémiade qui vous plombe le moral dès que vous posez le pied sur le sol national.