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Résignez-vous !

43 ans. Ce n’est pas la toute dernière étape mais plutôt la croisée des chemins. La fin, je l’espère, n’est pas encore toute proche. Au revers de ma veste ne reluit ni rosette ni croix d’honneur ni médaille de grand résistant. Je ne suis qu’un expatrié noyé dans la masse des Français venus voir si l’herbe était plus verte de l’autre côté de la Manche. Mon seul point commun avec Stéphane Hessel est d’avoir arpenté les rues de Londres bien des décennies plus tard en des temps moins troublés. Un lien plutôt ténu, n’est-ce pas ? Mon parcours dépourvu du moindre acte d’héroïsme devrait en théorie m’interdire de croiser la plume avec le grand homme. Mais l’auteur nous exhorte à nous révolter de tout. Je me crois donc autorisé à reprendre son point d’exclamation au bond pour m’indigner de son appel à s’indigner.
Comme tout un chacun, je trouve admirable qu’au soir de sa vie l’on puisse garder intacte l’envie de pourfendre les injustices en tout genre. Mais ce simple fait ne doit pas nous conduire à avaler tout crue l’idée que la France souffrirait d’une balance d’indignation structurellement déficitaire. Si mon éloignement de la mère patrie m’a convaincu d’une chose, c’est que la France pâtit au contraire d’un trop plein de colère puérile et négative qui exacerbe un pessimisme noir dont les Français sont, à en croire une enquête BVA publiée en janvier 2011, les champions du monde !
Exhorter les jeunes à ériger l’indignation en règle de vie me semble donc amplifier, plutôt que corriger, un travers hexagonal. La jeunesse française n’a pas attendu le lapidaire manifeste de Monsieur Hessel pour envahir l’espace de la contestation. Le folklore révolutionnaire impose même de participer à un grand mouvement de contestation au moins une fois dans sa vie. Mon mai 68 à moi a eu lieu en novembre 1986 à l’âge de 18 ans. Il s’agissait alors de combattre l’odieux projet Devaquet sur l’autonomie des universités. Trois semaines d’indignation plus tard je regagnais les bancs de la fac fier d’avoir gagné mes premiers galons d’étudiant révolté.
L’indignation juvénile entre dans une catégorie à part et a ceci de particulier qu’elle jouit d’une quasi impunité. L’insubordination à l’âge tendre étant dans l’ordre des choses, il est de mauvais ton d’en remettre en cause la légitimité. En questionner le bien-fondé et tenter même d’avancer des arguments contradictoires passe pour du paternalisme rétrograde. Les gouvernants du moment ne sont que trop conscients du péril politique que représente ce face-à-face inégal avec les jeunes. Comme tétanisés, ils s’avèrent incapables d’engager un dialogue adulte et responsable avec une jeunesse qui les effraie. On ne compte plus, depuis trente ans, les réformes du lycée, de l’université et de l’accès à l’emploi enterrées avant d’avoir vu le jour. Est-ce à dire que les jeunes ont toujours raison et les ministres toujours tort ?
Certes toute société a besoin de voir ses valeurs questionnées et, le cas échéant, remises en cause par les nouvelles générations. Ces piqûres de rappel sont nécessaires et parfois vitales. Les événements de mai 1968 ont ainsi permis de sortir de sa torpeur une France gaullo-pompidolienne qui, selon la formule proverbiale, « s’ennuyait » et sombrait doucement dans la naphtaline du conformisme…
Ce qui me dérange dans la prose hesselienne (et le succès qui l’a accompagnée) c’est cet appel à une systématisation de la révolte. L’indignation ne devrait-elle pas être sélective plutôt que compulsive ? En quoi le refus de s’indigner serait-il forcément synonyme d’indifférence comme le suggère Stéphane Hessel ? La réflexion ne peut-elle pas précisément conduire à une inaction pleinement assumée ? Quitte à passer pour un affreux réactionnaire (j’ai passé l’âge de me soucier des étiquettes), je crois que la France a furieusement besoin de redécouvrir les vertus de l’abnégation au lieu de baigner dans cette culture de la jérémiade qui vous plombe le moral dès que vous posez le pied sur le sol national.